Mehmet Issa N’Diaye : « Il faut penser autrement la politique cacaoyère en Côte d’Ivoire »
R. : Finalement, les autorités semblent prioriser des causes exogènes difficilement maîtrisables, alors qu’il existe divers facteurs endogènes nuisant à la filière (surcoût de la commercialisation intérieure, lourde fiscalité imposée par l’État, faible productivité et dégradation du verger national, absence d’encadrement des planteurs, etc.) sur lesquels elles pourraient agir. N’est-ce pas par là qu’il faudrait commencer ?
M. I. N. : Il y a tout de même eu des initiatives, comme la réforme mise en œuvre en 2012-2013, mais dont l’impact bénéfique a fini par s’essouffler. À l’échelle nationale, on dispose d’une masse d’informations considérable et de nombreux outils pour faire du cacao un véritable levier de richesse et de développement inclusif. Il y a un gros travail de fond à effectuer, tout un écosystème à mettre en place et plusieurs questions préalables à se poser. Par exemple, qu’attend-on de l’industrie cacaoyère dans les dix, quinze, vingt ans à venir ? Comment mitige-t-on le risque lié aux opérateurs nationaux et internationaux ? Quel usage fait-on des outils de couverture du risque existants ? Quel marché du cacao mettre en place dans la perspective d’une transition du franc CFA vers l’ECO (nouvelle monnaie unique des quinze pays de la CEDEAO dont l’entrée en vigueur est prévue pour le 1er juillet 2020, NDLR), dont la Côte d’Ivoire et le Ghana feront partie intégrante ? En quoi consiste exactement le métier de planteur et dans quelles conditions souhaite-t-on faire vivre et travailler ce dernier ? Quelle position l’État doit-il occuper au sein de l’appareil productif ? Quelle qualité de cacao vise-t-on ? Quel impact souhaite-t-on avoir sur l’économie et la société ? Qu’envisage la Côte d’Ivoire d’ici les vingt prochaines années ? Veut-elle demeurer un simple producteur de fèves et, excusez-moi du terme, finalement vivre de la cueillette, ou bien devenir un pays industrialisé possédant une totale maîtrise de son marché ? Enfin, comment expliquer qu’il n’y ait pas d’école ou d’institut national formant aux nombreux métiers du cacao dans ce pays, ni de banque spécialisée dans le financement de cette matière première, comme c’est le cas dans les États du Golfe avec le pétrole ?
R. : En effet, on a parfois l’impression que la Côte d’Ivoire se repose un peu sur son statut de premier producteur mondial. Cette attitude n’est-elle pas risquée à terme ? Il semble notamment que certains industriels, soucieux de diversifier leurs sources d’approvisionnement et d’échapper à une taxation excessive, travaillent à reconstituer le goût du cacao ivoirien, très neutre et donc idéal pour les mélanges, à partir de diverses origines, notamment asiatiques.
M. I. N. : C’est exact. De plus, des études extrêmement poussées sont actuellement menées par certains grands groupes que je ne nommerai pas, et qui ont désormais la capacité de remplacer le beurre de cacao par du beurre de karité, deux à trois fois moins cher. Cela fait peser une menace très lourde sur la filière, car si demain les industriels n’ont plus besoin de cacao, c’est la crise économique assurée. Je vais peut-être vous surprendre, mais pour moi, mieux vaut produire 1 500 tonnes avec une prime de 500-1 000 livres la tonne plutôt que d’être numéro un en faisant de la surproduction de qualité standard. Si le cacao ivoirien est si prisé des industriels, c’est parce que son goût neutre constitue une bonne base pour les mélanges. Le vrai bon cacao provient d’Amérique latine, de l’Équateur. Personnellement, j’ai toujours été en faveur de la promotion de la qualité plutôt que de la quantité.
R. : Justement, la production de cacao dit « fine flavor » connaît un développement intéressant ces derniers temps en Côte d’Ivoire et au Ghana. Au-delà des marchés de niche, pensez-vous qu’à terme, il soit possible de mettre en place une industrie et un marché local du chocolat ?
M. I. N. : Je vais encore vous surprendre, et cet avis n’engage que moi, mais, promouvoir la consommation locale de chocolat ne me semble pas viable. C’est un peu comme si vous alliez en France inciter les gens à manger de l’alloco1, au prétexte que la banane y pousse. La consommation de chocolat ne fait pas partie de nos habitudes alimentaires, et les rares Ivoiriens faisant exception préfèreront à juste titre opter pour celui fabriqué en Europe, car il justifie d’un savoir-faire séculaire et de qualités gustatives supérieures. Ce n’est pas forcément parce qu’on maîtrise la matière première que l’on maîtrise le produit fini. Il y a une répartition des tâches dans le commerce mondial qui peut-être très avantageuse si l’on sait se spécialiser. Les Asiatiques l’ont bien compris : ils ont commencé par fabriquer des microprocesseurs, des pneus, etc., puis sont montés progressivement en gamme. À mon humble avis, nous devrions en priorité nous attacher à maîtriser notre production nationale, faire en sorte de mieux redistribuer les revenus du cacao aux planteurs, créer un tout nouveau marché de la masse dénominé en ECO qui permettrait de générer de la valeur ajoutée, et diminuer la parafiscalité.
1 Plat traditionnel ivoirien composé de bananes plantain frites dans l’huile de palme ou d’arachide, très populaire en Afrique de l’Ouest et centrale.